J'ai rédigé les textes ci-dessous lors d'un atelier d'écriture animé par Francis Dannemark. L'objectif était de créer des "miniatures" dans le style de Kobelka, ne dépassant pas (ou quand même un peu quelquefois...) 1000 signes. Il fallait à chaque fois raconter deux petites scènes  dans un seul lieu, à quelques années d'intervalle, en s'imposant une série d'éléments redondants (les cloches, l'église,...).
Certains autres textes (les premiers, en fait qui sont les plus aboutis) sont solitaires : toujours des miniatures, mais avec d'autres règles du jeu et d'autres redondances que je vous laisse deviner...
Quelques textes du début se retrouvent dans la suite, mais les contraintes étant différentes, je les ai malgré tout conservés.

Bonne lecture !

Patrick


 

 

 

 

 

 

Le bon choix (929)

 

 

Le ballet aléatoire mais soutenu des feuilles du lierre de façade, emportées par le souffle d’automne, a composé un camaïeu de pourpre et d’ocre sur la terrasse du café-restaurant Aux Six Boulettes qui borde la place du marché. Découragés par l’humidité et la fraîcheur qui alimentent un moment le vide de leur conversation, un couple de vieillards pénètre silencieusement dans l’établissement où l’unique serveur ployant lui aussi sous le nombre des années, leur propose une table près de la fenêtre. « Il fait frais aujourd’hui » dit-il pour dire quelque chose. « Oui » répond le vieil homme, « et humide… » ajoute son épouse qui commande un café filtre tandis que son mari s’autorise un cappuccino avec un croissant. « Tu exagères, Louis ! Tu vas encore gonfler » lance-t-elle d’une voix aigre. Louis se réfugie dans le silence tandis que le serveur, célibataire endurci, songe qu’il n’a pas fait le mauvais choix finalement…
 

 

 

Le chêne (1094)

 

L’automne, comme un renard, a sauté sur le chêne centenaire dont le feuillage hirsute abrite la terrasse du bistro Au chaud Lapin qui borde la place du Théâtre de la Gondole. Avisant les chaises et les tables métalliques, deux couples d’amis sortant d’une représentation en matinée, prennent place à la terrasse. Une jeune femme vêtue d’une mini-jupe noire et d’un chemisier très largement ouvert, vient passer commande. « Un petit moka bien tassé, mademoiselle » prononce l’une des dames, « Vous auriez du frais moulu des hauts plateaux du Guatemala ? » La serveuse regrette. Elle propose un café filtre avec un spéculoos. Sinon, elle peut apporter la carte des bières, mais elle ne sait pas si… A ce moment, un coup de vent secoue le chêne et un gland se détache de sa cupule, percutant le crâne d’une des femmes assises qui pousse un cri et se lève scandalisée avant de se retrancher en compagnie de son amie à l’intérieur de l’établissement. Dans le silence qui suit, la serveuse reboutonne avec une lenteur calculée son chemisier sous les regards salaces des deux hommes toujours assis.
 

Rex (1094)
 

L’illusionniste tapis derrière ses nuages boursouflés a chassé le brouillard d’un coup de vent. La tempête d’équinoxe secoue le grand frêne arrachant feuilles et samares qui virevoltent tels des hélicoptères sur la terrasse du café Le Rencart à Bistouille bordant la place communale où s’engouffrent un skinhead et son rottweiler haletant. Dans la salle un homme dans la cinquantaine en costume et cravate sirote sa tasse de café, glissant subtilement le biscuit qui l’accompagne dans la gueule du groenendael couché à ses pieds. Le serveur accueille froidement le nouveau venu qui prend place à la table du fond et commande de l’eau pour lui et son chien. Soudain, le rottweiler, remarquant la présence du groenendael, se met à gronder. « Calme, Rex ! », lance son maître. « Tiens, le vôtre s’appelle Rex, lui aussi ! » fait remarquer l’autre homme d’une voix chaude. « Mon épouse l’avait baptisé Akela mais ça fait un peu chef scout. Je préfère l’appeler Rex. Plus viril, pas vrai ? » Le jeune gars approuve en souriant. L’autre attache son chien et rejoint le skinhead à qui il paye un café.
 

Chagrin d’automne (964)
 

L’arrière-saison pleure ses dernières feuilles cramoisies alors qu’une jeune femme seule sur un banc sous la pluie laisse couler ses larmes sur le tapis d’automne à l’odeur âcre de moisissure. Se levant enfin, elle avance d’un pas hésitant vers la brasserie Leffe-toi et Maes qui borde le square de la Désolation, face au cimetière où dort son petit garçon sur la tombe duquel elle vient de poser un bouquet de roses et un petit mot qu’il ne lirait jamais. Entrant dans l’établissement bruyant et surchauffé, elle commande un double café au serveur interloqué. Un double whisky, d’accord, songe-t-il, mais… « J’ai très froid », s’excuse la femme trempée jusqu’aux os. Le garçon la contemple, la devine seule, éperdue, et ne peut s’empêcher de songer à la chanson Orly de Jacques Brel. Malgré son chagrin, la jeune femme affiche un pâle sourire lorsque le serveur pose sur la table une énorme cafetière brûlante, avec l’air de s’excuser de ne pouvoir faire mieux.
 

Andreï Roublev (1065)
 

En cette fin d’après-midi d’automne, le vent a acéré son couteau et dénudé les deux arbustes chétifs proches de la friterie où se presse, malgré la pluie glacée, une file interminable et bigarrée à laquelle deux messieurs distingués en gabardine lancent un regard méprisant avant de pénétrer dans la boulangerie pâtisserie de luxe Au Pain béni qui borde la place Jourdan. Ils commandent l’un un mazagran bien frappé malgré la fraîcheur extérieure, l’autre un café turc et quelques gâteaux. Une âpre discussion s’engage alors entre les deux hommes à propos de la tonalité de l’immense cloche dont on assiste à la fonte dans le film d’Andreï Tarkovski dédié au peintre Andreï Roublev : prenant à parti la serveuse, l’un soutient que c’est un do dièse, l’autre qu’il s’agit d’un ré bémol comme l’attestent toutes les études à ce sujet. Les observant depuis un bon moment, son paquet de frites à la main, un jeune magrébin, guitare sur l’épaule, fait poliment remarquer aux deux hommes que selon toutes les théories du solfège moderne, les deux notes n’en font qu’une…
 

L’Abri Côtier (925)


Les quatre saules trapus aux troncs inclinés par les tempêtes d’ouest ont couvert de petites feuilles jaunes la terrasse en Teck du bar l’Abri Côtier qui borde la place du Marché. Avisant l’étal du poissonnier ambulant, une jeune femme chaudement vêtue achète à sa fille blottie dans son ciré jaune, une livre de crevettes. Bravant les intempéries, un gros homme rougeaud mais jeune encore s’est assis à l’extérieur du bistrot et commande à Rudy, le fils de la patronne, un irish coffee bien tassé, le regard fixé sur la femme et l’enfant. Dans l’explosion des vagues sur les rochers proches, la voix éraillée de l’homme retentit de sonorités gutturales et vindicatives, accusant la femme d’empêcher sa fille de venir le saluer. Sans un regard pour l’homme en colère, la jeune femme et l’enfant pénètrent dans la chapelle face à la mer, dont les petites cloches au timbre aigre sonnent inlassablement dans la brise d’automne…

 

Aux deux lapins (1043)

 


Offrant sa nudité au soleil de ce dimanche d’automne, l’érable pourpre s’est dévêtu pendant la nuit comme une strip-teaseuse timide dans l’ombre d’une salle obscure. Une toute petite fille emmitouflée dans une écharpe trop grande pour elle, la tête surmontée d’un bonnet aux oreilles de lapin, s’amuse avec les feuilles mortes que vient de déblayer le garçon du café-restaurant jouxtant la place du Sycomore, libérant la terrasse où viennent se prélasser quelques habitués sirotant leur café dont l’arôme parfumé se mêle agréablement à celui des biscuits à la cannelle posés sur de ravissantes assiettes en porcelaine. Soudain, la fillette pousse un cri et désigne à son père l’enseigne de la taverne où sont dessinés deux grands lapins blancs aux oreilles roses semblables à celles de son bonnet. Son père la prend dans les bras et tente de lui faire déchiffrer le nom de l’établissement : Aux deux lapins lit le papa, tandis que la petite fille se met à rire et secoue la tête dans tous les sens, faisant voltiger les oreilles de son bonnet…

 


 

Le soldat inconnu  (832)

 

 

   Les cloches comme un envol d’étourneaux contre le ciel d’azur. Un petit garçon et une petite fille du même âge, main dans la main, sortent de l’église tandis que leurs parents respectifs, restés en arrière, s’entretiennent avec le prêtre. Arrivés en bas des marches, les deux enfants endimanchés se mettent à courir vers le monument au centre de la place. Au pied de la grande statue rivée à son bloc de béton, ils s’amusent à suivre du doigt le relief des noms gravés d’anciens combattants d’une guerre dont ils ignorent tout. Au-dessus d’eux, un pigeon s’est posé sur le casque du soldat inconnu, déjà couvert de fientes. L’oiseau apporte sa modeste contribution au sommet de la statue avant de s’envoler vers la boulangerie, à l’affût de miettes égarées. Les enfants insouciants rient dans la lumière éclatante du soleil de juin.

 

Promesses de juin  (1004)

 
Dans l’explosion soudaine des cloches, un jeune homme et une jeune fille qui se bécotent sur un banc face à l’église, à côté du monument aux morts, lèvent la tête et contemplent en ricanant leurs parents endimanchés sortant en couple de l’office et se dirigeant vers la boulangerie. Les adolescents ont posé près d’eux un petit sac en papier contenant des croissants achetés pendant la messe à laquelle ils n’ont pas assisté, trop accaparés qu’ils étaient par des occupations plus frivoles mais porteuses d’éventuelles promesses pour l’avenir. Les deux couples passent devant le banc public sans jeter un regard aux jeunes amoureux dont ils désapprouvent ouvertement le comportement. Deux pigeons les suivent en se dandinant sur le gravier du petit parc. La lumière douce du mois de juin les accompagne. Les jeunes gens dévorent bruyamment leurs croissants sous les yeux brillants du soldat de bronze récemment nettoyé par la municipalité suite à une plainte du comité des anciens combattants du village.

 

   


Souvenirs d’enfance  (1097)

 

 Le timbre profond de l’unique cloche retentit dans l’aube fraîche. Elle, toute de noir vêtue, frêle et maigre tel un arbuste en hiver. Lui à ses côtés, cheveux gris et rares, ridé comme un fruit trop mûr. Ils sortent de la petite église romane aux lignes dépouillées et rejoignent un banc humide de la rosée du matin qu’elle essuie avant de s’y asseoir.

          « Quand j’étais petite fille… »

Chaque année depuis trente ans, le train puis l’autobus les conduisent ici. Et chaque année, Célestine rabâche les mêmes souvenirs d’une enfance de plus en plus lointaine dans ce village où personne ne la reconnaît plus.

« Tu vois, Charles, s’il m’arrivait quelque chose…

                 - Je sais. Tu voudrais reposer dans le cimetière. Mais rien ne dit… »

 Elle pose sa main sur la sienne.

                  « Je ne t’ai pas raconté. Pas encore…

                  - Quoi, ma douce ?

                  - Le docteur a reçu le résultat des analyses. Il me reste trois mois… »

  Charles ne voit soudain plus l’église romane, si belle dans la lumière naissante. Son regard se brouille. Les larmes tombent une à une sur les dalles de la petite place sous le tilleul où sa vie vient de basculer.

 

      Egarement  (1002)
 

  Le bourdon grave et lugubre sonne la fin de la messe. Sortant de la petite église romane, Charles traverse à pas mesurés la place où le vieux tilleul malade perd à présent ses feuilles malgré l’été. Il se dirige vers la devanture du fleuriste où il achète un grand bouquet coloré. De retour à l’église, il entre dans le cimetière et erre parmi les tombes, hésitant, troublé. Non loin de lui, un homme jeune se recueille au-dessus d’une petite dalle de marbre blanc surmontée d’une croix. Levant la tête, il remarque Charles et son regard flou perdu sur les rosiers du mur.

  « Vous cherchez quelque chose ?

  - Ma femme. Je cherche ma femme.

  - Il n’y a personne ici. Juste vous et moi.

 - Elle s’appelait Célestine Paquay. Je ne la trouve plus. J’ai oublié mes lunettes, vous comprenez ? »

L’homme jeune songe aux visites silencieuses qu’il rendra chaque année à sa fillette endormie sous la pierre blanche. Posant une main sur l’épaule du vieil homme, il le guide parmi les tombes, à la recherche de Célestine…

 

   



Tempête d’automne  (993)


Le tintement grêle des petites cloches retentit dans la tempête d’automne. Quelques fidèles – des femmes en majorité – traversent la place et ses pavés luisants pour gravir les trente-trois marches qui mènent à la chapelle en haut de la colline, face à la mer. Les plus âgés, les plus faibles, les plus paresseux ou les incroyants sont entrés dans le café de la Place, les uns pour s’abriter des bourrasques, les autres pour écluser leur première bière de la journée. Marthe, la tenancière, aussi large que haute, trône sur son tabouret tandis que son gamin, Rudy circule de table en table, le plateau à la main.
Plus tard, sur la place luisante de pluie, les femmes sorties de la chapelle commentent l’homélie du vieux prêtre, se félicitant qu’il accepte encore de célébrer la messe là haut, chaque dimanche, malgré son âge avancé.

Sur la colline, le visage fouetté par le vent et les embruns, le religieux contemple les éléments déchaînés et songe à la colère du monde et au châtiment de Dieu…

 

Les trente-trois marches  (1003)

 

La poissonnière installe son étal sur la place. Une mère achète des crevettes à sa petite fille, blottie dans son ciré jaune. L’enfant demande à visiter la chapelle abandonnée sur la colline face à la mer. Elle sait que chaque dimanche à midi la vieille Hélène gravit péniblement les trente-trois marches (trente-trois, l’âge de la mort du Christ, songe chaque fois Hélène) pour faire tinter les cloches que personne n’écoute sauf la petite fille aujourd’hui. En contrebas les vagues explosent sur les rochers.

 
Dans le café de la Place, Marthe a allumé le poste. Les femmes âgées suivent en direct sur la deuxième chaîne la messe célébrée par Monseigneur le Cardinal tout de pourpre vêtu, surveillant leurs hommes du coin de l’œil :

 « Ca t’en fait le quatrième, Emile ! Tu n’arrêteras donc jamais !

 - Tu es sûre que Jésus t’autorise à espionner ton mari, Yvonne ? »

 Rudy qui s’est laissé pousser la barbe pour paraître plus âgé circule entre les tables, un sourire ironique affiché sur ses lèvres charnues.

 

 


La friterie  (904)
 

 Les cloches sonnent à toute volée ce samedi soir de novembre, alors que de rares fidèles – âgés pour la plupart – sortent en claudiquant de l’église Saint Pierre et se répandent sur l’esplanade illuminée par les vitrines des commerces encore accessibles. L’agitation diurne a cédé la place à l’activité moins fébrile du soir, centrée principalement sur les longues files d’attente face à la friterie. Le restaurant vietnamien a ouvert ses portes et sur le trottoir une femme hirsute couverte de haillons promène onze chiens, les plus petits dans une poussette, les autres au bout d’une laisse, tout en tenant à voix haute un discours parfaitement incompréhensible.

Dans la file devant la friterie se trouve un chauffeur en livrée qui ramènera le cervelas et le grand paquet de frites sauce tartare à son patron qui attend dans la Mercedes noire aux vitres fumées et ne souhaite pas se mêler à la populace…

 

Andreï Roublev  (1085)

 
Les grandes cloches d’airain sonnent la fin des vêpres, résonnant contre les façades éclairées. Deux messieurs distingués en gabardine sortent de l’église, traversent la place lançant un regard méprisant à la friterie et sa file interminable de gagne-petit. Entrant dans la pâtisserie haut de gamme, ils s’assoient à une petite table, commandent un thé aromatisé et quelques gâteaux avant d’entamer une âpre discussion à propos de la fonte d’une immense cloche dans le film d’Andreï Tarkovski dédié au peintre Andreï Roublev. Ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la tonalité de la cloche : l’un soutient que c’est un do dièse, l’autre qu’il s’agit d’un ré bémol comme l’attestent toutes les études à ce sujet. Son paquet de frites à la main, un jeune magrébin aux cheveux longs, guitare à l’épaule, leur fait remarquer que selon toutes les théories du solfège moderne, les deux notes n’en font qu’une.

  Sur la place, un homme à la démarche incertaine sort du café de la Concorde et urine dans un coin sombre juste à côté de la pâtisserie d’où sortent les deux messieurs offusqués.

 

 

 

 

 
 



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